Chapitre 8 : La Chute de Selka

La porte qu'Aéfrie et Torgan avaient devant eux laissait passer une faible lueur rougeâtre, et l'odeur âcre de bougies d'encens mêlées à un relent métallique évoquait aussitôt un rituel malsain. Derrière elle, on entendait des murmures, une psalmodie entrecoupée de plaintes étouffées. L'elfe, la main crispée sur la poignée, se tourna vers Torgan :
—« Reste près de moi. Je ne sais pas ce qui nous attend, mais je ne veux pas qu'on nous prenne à revers. »
Torgan, l'arbalète toujours en main, hocha la tête d'un air grave. Il savait que l'elfe était passée maître dans l'art d'entrer en fracas dans une pièce, mais cette fois, la nervosité le gagnait plus que jamais : ils allaient affronter Selka en personne, la mage affiliée à l'Anneau de Fer, celle que tous redoutaient. Et la lueur dans les yeux d'Aéfrie n'avait plus rien de serein.
Elle poussa la porte d'un coup d'épaule, se jetant à découvert dans la pièce. La scène qui s'offrit à eux fut d'abord floue, nimbée d'une lumière rouge clignotante, produite par des bougies à la flamme inhabituelle. Puis tout devint plus net : au centre, un autel de pierre, où un homme amaigri, Miklos, était attaché. Ses poignets saignaient, et son regard suppliant se tourna vers les nouveaux arrivants.
Autour de l'autel, deux adeptes se tenaient en posture de prière, des symboles étranges peints sur leurs robes. L'un, Alven, semblait être un Traladarien d'une vingtaine d'années, les traits tirés, la bouche serrée en un rictus nerveux. L'autre, plus grand, avait le visage masqué par un capuchon. Tous deux récitèrent des formules incantatoires dans un murmure oppressant.
Au fond, Selka se dressait, drapée dans une robe noire brodée de runes argentées. Ses cheveux sombres tombaient en une tresse serrée, et ses yeux jetaient des éclairs de détermination et de cruauté. Entre ses mains, un couteau rituel scintillait d'un éclat sinistre. Elle se tourna brusquement en entendant l'intrusion, le visage déformé par la colère.
—« Qui ose interrompre le rituel ? » siffla-t-elle, la voix chargée d'une puissance maléfique.
Aéfrie, la gorge serrée, remarqua aussitôt que Miklos était sur le point d'être sacrifié. Son sang coulait déjà le long de l'autel, et son visage livide trahissait la souffrance. Elle sentit son cœur se serrer : une part d'elle, l'elfe protectrice et altruiste, bouillonnait de rage à l'idée qu'on puisse sacrifier un innocent. Une autre part, plus sombre, alimentée par la dague noire, la poussait à la violence la plus totale.
—« L'elfe dont on parle tant… » reprit Selka, plissant les yeux. « Tu aurais mieux fait de rester hors de mon chemin. »
Aéfrie, en guise de réponse, leva son épée, l'éclat de la lame se reflétant dans la lueur rougeâtre. Derrière elle, Torgan ajustait son arbalète, visant déjà l'adepte capuchonné. Un silence lourd tomba, seulement troublé par le souffle rapide de Miklos, qui cherchait de l'aide du regard.
Selka ne laissa pas le temps aux intrus de se préparer davantage. Elle incanta aussitôt, prononçant des mots d'un langage ancien et ténébreux. Une onde de magie noire se propagea dans la salle, faisant vaciller les bougies et arrachant un cri à Torgan, qui sentit un froid glacial lui mordre la peau. Aéfrie, plus aguerrie à la sorcellerie, serra les dents pour résister.
Les deux adeptes bondirent. Alven, malgré son air nerveux, brandit un couteau sacrificiel et se jeta sur Aéfrie, tandis que l'autre adepte tentait de frapper Torgan à la gorge. L'elfe para le coup de justesse, sentant l'adrénaline monter en elle. Son regard tomba sur Miklos, toujours attaché : il fallait le libérer, vite.
—« Torgan, occupe-toi de l'autre ! » lança-t-elle, frappant Alven d'un coup latéral. Le jeune adepte recula, blessé au bras, le sang maculant sa robe rituelle.
Selka, de son côté, tenait en joue la situation, se tenant à quelques pas de l'autel. Elle murmura de nouvelles incantations, et une brume pourpre commença à se former autour d'elle, comme un bouclier magique. Aéfrie, le cœur battant, sut que la confrontation serait rude.
Alven, blessé, tenta un second assaut. L'elfe bloqua son couteau, puis lui asséna un coup de genou dans l'abdomen. Il s'effondra, haletant. L'autre adepte, plus grand, cherchait à contourner Torgan, brandissant une courte lame. Torgan tira son carreau, manquant de peu la poitrine de l'adepte, mais le projectile se ficha dans son épaule, le faisant hurler.
Selka profita de la diversion pour projeter un sort vers Aéfrie : un éclair violet fendit l'air, frappant l'elfe à la jambe. La douleur la fit vaciller, et elle poussa un grognement de rage. Son regard tomba sur la dague noire à sa ceinture, comme un appel silencieux. Son épée serait trop lente pour contrer la mage de loin. Sans réfléchir, elle lâcha son arme principale et saisit la dague, sentant son pouls s'accélérer davantage encore.
—« Tu vas regretter d'avoir croisé ma route, elfe. » cracha Selka, levant les mains pour incanter de nouveau.

Aéfrie ne lui laissa pas le temps. Dans un mouvement fluide, elle lança la dague. L'arme sombre, incrustée de pierres rouges, traversa la brume pourpre comme un trait de ténèbres. Selka voulut esquiver, mais elle ne put éviter la lame qui s'enfonça dans son épaule. Un cri rauque s'échappa de ses lèvres, et elle trébucha, son sort inachevé.
La dague semblait vibrer d'un pouvoir malsain, alimenté par le sang de la mage. Aéfrie, haletante, sentit un frisson de satisfaction, mêlé de dégoût. Sa part elfique se révoltait contre cette cruauté, mais la soif de vaincre l'emportait.
Torgan, voyant l'occasion, tira un nouveau carreau sur l'adepte capuchonné. Celui-ci, déjà blessé, s'effondra contre un pilier de pierre, la vie le quittant dans un râle. Alven, à terre, tenta de ramper hors de portée, mais Aéfrie le repoussa du pied, le maintenant au sol. Elle jeta un regard à Miklos, toujours ligoté sur l'autel.
—« Finissons-en, » grogna-t-elle.
D'un mouvement rapide, elle s'approcha de l'esclave, tranchant les liens qui le maintenaient. L'homme, couvert d'entailles, se laissa tomber à genoux, pleurant de soulagement. Son corps amaigri tremblait, et il balbutia des remerciements à peine audibles.
—« Reste en retrait. Tu es libre. » murmura Aéfrie, un éclair de compassion adoucissant sa voix.
À quelques pas, Selka, blessée par la dague, luttait pour reprendre son souffle. Le sang coulait sur sa robe noire, se mêlant aux runes argentées. Elle voulut incanter une dernière fois, mais ses gestes étaient désordonnés. Aéfrie, la mâchoire crispée, avança, récupéra la dague fichée dans la chair de la mage, et porta un coup fatal au niveau du cœur.
—« Péris dans tes ténèbres, » lâcha-t-elle, un frisson la parcourant alors que Selka, les yeux écarquillés, rendait son dernier soupir.
La mage vaincue, la pièce plongea dans un silence soudain, seulement troublé par les halètements de Miklos et les gémissements d'Alven, encore au sol. Torgan, la gorge sèche, rejoignit l'elfe, observant le cadavre de Selka avec une mixture d'horreur et de soulagement.
Alven, le bras en sang, leva un regard terrifié vers Aéfrie :
—« Pitié… je… je ne veux pas mourir… » murmura-t-il, sentant déjà la rage de l'elfe.
Aéfrie, le visage fermé, balaya la pièce du regard. Plus de rituels, plus de sacrifices. Elle voyait les bougies funestes, les symboles tracés au sol, l'autel maculé du sang de Miklos. Une colère sourde l'habitait, alimentée par la dague qui vibrait encore dans sa main. Elle songea à la souffrance qu'avait pu endurer cet esclave, et à tant d'autres, victimes de l'Anneau de Fer.
—« Le temps des sacrifices est terminé, » déclara-t-elle, la voix résonnant dans la salle. « Si vous voulez vivre, vous m'obéissez, ou je vous tue sur-le-champ. »
Les survivants – Alven et, plus loin, un autre adepte trop blessé pour fuir – acquiescèrent d'un hochement frénétique de la tête. Miklos, affaibli, se laissa tomber contre le mur, respirant avec peine. Torgan, debout derrière Aéfrie, se contentait d'observer, secoué par l'aura presque tyrannique qu'elle dégageait.
—« Vous allez démonter ce lieu. Bougies, autel, runes, tout. Maintenant. Et si je reviens, que je trouve ne serait-ce qu'un symbole encore en place… vous mourrez. »
Son ton ne laissait aucune place à la négociation. Les acolytes, horrifiés, s'empressèrent d'obéir, tentant de s'arracher aux débris et aux cadavres pour effacer les signes du rituel.
Aéfrie s'agenouilla près du corps inerte de Selka, serrant toujours la dague noire. Elle la posa un instant pour fouiller la mage. Sous la robe ensanglantée, elle trouva un livre de magie relié de cuir sombre, orné de runes complexes. Elle sentit un léger picotement en le touchant, comme si la magie qui y était consignée la repoussait ou la testait.
—« Intéressant… » murmura-t-elle. « Je trouverai peut-être un moyen de neutraliser les spectres ou les rituels de l'Anneau avec ça. »
Elle lui enleva également deux bagues et un collier – probablement enchantés ou simplement précieux. L'une des deux bagues était ornée d'un symbole sinistre, intriguant. Elle le rangea sans mot dire dans sa sacoche. Puis elle remarqua la robe de Selka, un tissu noir brodé de fils argentés, étrangement résistant. Peut-être un vêtement renforcé magiquement. Elle la lui retira, mettant le corps de la magicienne à nue, ignorant les regards des acolytes. S'ils la jugeaient morbide, peu lui importait : tout pouvoir pouvant servir à contrer l'Anneau de Fer méritait d'être saisi.
Torgan, un peu pâle, garda le silence, constatant qu'Aéfrie ne reculait devant aucune forme de pillage. L'elfe, elle, se justifiait intérieurement en pensant que ces objets ne devaient pas retomber entre de mauvaises mains.
La haine sourde qui habitait Aéfrie depuis des jours, et nourrie par la dague noire, la poussa à un acte qui fit frémir Torgan et les acolytes. Elle traîna le cadavre de Selka jusqu'à la porte, le sang laissant une trace sur le sol. Le visage de la mage morte affichait encore un rictus de surprise et de douleur.
—« Pourquoi… ? » balbutia Alven, effrayé.
Aéfrie le fixa d'un regard glacé :
—« Elle ne reviendra pas d'entre les morts. Je ne laisserai pas un mage noir ressusciter ou être relevée en mort-vivant. »
Elle tira la dépouille dans le couloir, passant devant Miklos qui détournait le regard, horrifié. Torgan, incapable de prononcer un mot, la suivit à contrecœur. Le worg, toujours couché dans la grande salle, se redressa en reniflant l'air. Son pelage sombre se hérissa à la vue de ce nouveau cadavre.
—« Prends et manges ça, bête. Puis disparais de ces lieux. » ordonna Aéfrie, levant le médaillon comme une menace silencieuse.
Le worg, hésitant, finit par saisir le cadavre de Selka, tirant dessus pour en arracher des lambeaux. Les acolytes et Torgan, restés à distance, regardèrent la scène avec effroi. Aéfrie, le visage fermé, s'accorda un instant pour observer l'animal déchiqueter la chair, comme pour s'assurer que rien ne subsisterait de la mage noire.
Revenant dans la salle de sacrifice, elle vit Torgan s'occupant de l'ancien esclave blessé, et que les deux hommes de Selka avaient quasiment fait disparaitre toute traces des pentacles, runes et autres choses qui avaient été mises en place. Elle vit leur regard plein de crainte.
—« Maintenant, partons. J'ai vu assez d'horreurs pour ce soir, » lâcha-t-elle, la voix tremblante d'un reste de colère. « Retournons voir nos amis de la forge... »
Alors qu'ils rebroussaient chemin, Aéfrie sentait la fatigue la rattraper. Chaque pas résonnait dans le silence lugubre du souterrain. Torgan, portant Miklos soutenu d'un bras, restait en retrait, comme s'il craignait un nouvel accès de cruauté de la part de l'elfe. Le regard de cette dernière était voilé, les pensées tourbillonnant dans son esprit.
Elle repensait à Selka, à la manière dont elle l'avait tuée sans hésiter, puis à la scène macabre du worg dévorant le cadavre. Une part d'elle se révoltait : ce n'était pas dans sa nature d'infliger de telles humiliations, ni de priver les morts de sépulture. Pourtant, la rancœur accumulée contre l'Anneau de Fer, la volonté de détruire toute menace, et l'empreinte maléfique de la dague noire la poussaient vers des extrêmes.
—« Je suis en train de perdre le contrôle… » se dit-elle en silence, son cœur se serrant. « Mais si je n'agis pas ainsi, ils reviendront… et d'autres innocents souffriront. »
Cette justification la rassurait à peine. Elle jeta un coup d'œil à la lame sombre, toujours logée à sa ceinture, et eut l'impression d'entendre un murmure dans un recoin de son esprit, un appel à la violence. Secouant la tête, elle pressa le pas pour distancer ces pensées obsédantes.
Aéfrie avançait vers la salle de la forge avec Torgan, Miklos et l'adepte rescapé. Le chemin était sombre, seulement éclairé par la lueur mourante des torches fixées aux parois.
Miklos marchait en silence, encore sous le choc de son évasion. Torgan surveillait les arrières, et l'adepte rescapé gardait la tête baissée, conscient de son statut précaire.
— Nous devons décider de la suite, murmura Torgan en jetant un regard à Aéfrie.
Elle acquiesça, le poids de la dague noire semblant plus lourd dans sa ceinture. La violence l'avait guidée une fois encore… et elle se demandait combien de temps elle pourrait encore y résister.