Chapitre 2 : La rivière et la bête

Le lendemain matin, la brume s'était levée sur Valbourg, révélant des quais animés où s'agitaient marins et pêcheurs, et laissant apercevoir au loin le scintillement de la rivière Wufwolde. C'est là qu'Aéfrie et Matias devaient commencer leur enquête, traquant les indices sur les disparitions qui frappaient la région. L'air était encore frais, et la lumière dorée de l'aube effleurait les pavés humides, chassant les ombres de la nuit passée.
En sortant des remparts de la ville, ils longèrent un sentier serpentant au bord de l'eau. La rivière coulait paisiblement, ses reflets miroitant sous les rayons matinaux. Matias, le pas vif et l'œil alerte, veillait à scruter chaque recoin : un bosquet, un creux dans la berge, un rocher dépassant de l'onde. Quant à Aéfrie, elle s'avançait en silence, les sens en éveil, le regard porté sur la végétation qui s'épaississait à mesure qu'ils s'éloignaient de la cité.
« On m'a dit que plusieurs voyageurs ont disparu sur ce tronçon, » expliqua Matias, la main sur la garde de son épée. « Un marchand, puis un bûcheron, et plus récemment un pêcheur. Mais aucun corps n'a été retrouvé… »
Aéfrie hocha la tête, attentive. Ses oreilles pointues frémissaient à la moindre variation du vent. Elle était impressionnée par l'énergie que Matias déployait. Il semblait si jeune, pourtant son zèle et sa volonté de bien faire rappelaient les aspirants soldats qu'elle avait pu croiser autrefois.
« Combien as-tu vu d'hivers, Matias ? » demanda-t-elle soudain, sa voix douce trahissant une curiosité sincère.
Le jeune homme, surpris par la question, cligna des yeux avant de répondre :
« Vingt-cinq. J'ai rejoint la garde à dix-huit ans, après la mort de ma mère. »
Aéfrie esquissa un sourire discret.
« Vingt-cinq ans… tu n'es encore qu'un enfant. »
Matias s'en offusqua un peu, haussant les épaules :
« Peut-être, pour une elfe. Mais chez nous, vingt-cinq ans, c'est déjà plus d'un quart de vie. »
Un silence s'installa. Aéfrie contempla un instant la rivière scintillante. Elle avait déjà vu s'écouler bien plus de saisons que Matias n'en vivrait sans doute jamais. Pourtant, dans son clan, elle était considérée comme une jeune adulte, une voyageuse pleine de fougue, presque une novice encore.
« Chez moi, on ne se sent vraiment adulte qu'après un siècle… » admit-elle d'un ton pensif. « Alors oui, je me sens jeune aussi, même si je suis plus vieille que… l'arrière-grand-père de ton arrière-grand-père. »
Matias la dévisagea, stupéfait, avant d'éclater d'un rire léger. L'idée lui paraissait incongrue. Leur complicité naissante s'étoffa d'un respect mutuel : elle admirait son courage malgré sa courte existence, et lui découvrait la sagesse d'un peuple à la longévité inouïe.
Le sentier s'éloignait des berges, pénétrant dans un petit bois. Des troncs épais filtraient la lumière du matin, laissant un halo vert émeraude envelopper les sous-bois. Par endroits, des racines surgissaient, rendant la marche plus hasardeuse. Aéfrie s'arrêta brusquement, levant la main pour faire signe à Matias de se taire. Son regard se posa sur des empreintes à demi effacées dans la terre meuble, non loin d'un buisson épineux.
« Regarde, » souffla-t-elle. « Des traces de pas humains… et là, ces griffures. »
Effectivement, le sol portait la marque d'un piétinement récent, comme si un corps avait été traîné, et plus loin, des entailles profondes dans l'écorce d'un arbre semblaient indiquer la présence d'une créature de grande taille. Matias pâlit légèrement.
« On dirait qu'on a trouvé notre piste… ou plutôt celle de nos disparus. »
Ils échangèrent un regard, la tension montant d'un cran. Avec prudence, ils s'engagèrent plus avant, suivant les signes laissés par un potentiel prédateur. Les herbes étaient couchées, et quelques branches basses brisées. Le chant des oiseaux s'était tu, remplacé par un silence presque oppressant.
« Reste sur tes gardes, » murmura Aéfrie. « Si la bête est encore là, elle va sans doute chercher à nous surprendre. »
La forêt se fit plus dense, les feuillages filtrant la lumière jusqu'à ne laisser qu'une pénombre incertaine. Matias fronça les sourcils, sa main serrée sur la garde de son épée, tandis qu'Aéfrie s'avançait arc en main, une flèche déjà prête à être encochée. Chaque pas résonnait sur un tapis de feuilles mortes et de branches craquantes.
Soudain, un grognement sourd s'éleva. Aéfrie leva les yeux, ses sens elfes en alerte. Un mouvement furtif, à leur gauche, attira son attention. Avant qu'elle ne puisse ajuster sa flèche, une silhouette massive bondit hors d'un fourré, projetant un nuage de terre et de feuilles. La créature, un hybride entre un loup et une sorte de monstre aux griffes acérées, se rua vers Matias.
« Matias ! » cria-t-elle en lâchant sa flèche.
Le projectile fusa, entaillant le flanc de la bête, mais sans la stopper. Matias roula sur le côté pour éviter un coup de griffe qui lui aurait fendu le torse. L'animal, fou de rage, se tourna alors vers Aéfrie, montrant ses crocs tachés de sang. Un cadavre humain gisait à demi caché sous les buissons, la chair déjà lacérée, preuve que la bête avait fait une victime récente.
« C'est le cadavre d'un des disparus, sans doute… » souffla Aéfrie, horrifiée, mais elle n'eut pas le temps de s'appesantir. La créature bondit de nouveau, cherchant à la renverser.
Aéfrie lâcha son arc et dégaina sa lame. La bête la percuta de plein fouet, la faisant reculer de quelques pas, mais elle tint bon. Matias se releva et se précipita pour frapper de côté. Son épée heurta l'épaule du monstre, qui hurla, projetant des éclaboussures de sang sombre sur les feuilles.
La lutte fut brève mais intense : la créature, blessée à plusieurs reprises, finit par vaciller. Aéfrie, agile, plongea son épée sous la gorge velue de l'animal, l'achevant d'un coup net. Son râle mourut dans un gargouillis sinistre, et son corps retomba lourdement au sol. Le silence reprit ses droits, seulement troublé par le halètement de Matias.
« C'était moins une… » souffla-t-il, la voix tremblante d'émotion.
« Merci de l'avoir distrait. J'ai pu viser son point faible, » répondit Aéfrie, tentant de reprendre son souffle.
Ils échangèrent un sourire complice, malgré la fatigue. Sous le choc, ils constatèrent l'état du cadavre abandonné par la bête : un homme d'âge moyen, aux vêtements déchirés, sans signe de vie. Son visage était défiguré par la terreur. Aéfrie, le cœur serré, se pencha pour vérifier qu'il n'y avait rien à faire, mais il était trop tard.
« Nous devons le ramener, ou du moins le signaler aux autorités… Il mérite une sépulture digne, » dit Matias, la voix chargée de tristesse.
Avec un effort commun, ils chargèrent le corps sur une civière de fortune, confectionnée de branches et de cordages. Le chemin de retour vers Valbourg fut long, ponctué de silences et de quelques paroles réconfortantes. Aéfrie ressentait un poids sur sa conscience : elle n'avait pu sauver cet homme, mais au moins, la bête responsable ne ferait plus de victimes.
Le crépuscule teintait déjà le ciel de pourpre lorsqu'ils franchirent les portes de la ville. Les gardes reconnurent Matias et leur ouvrirent le passage, jetant des regards sombres au cadavre qu'ils transportaient. Arthol, alerté, accourut, suivi de deux soldats.
« Par tous les Immortels… Vous l'avez retrouvé. Qui était-ce ? » demanda le capitaine, l'expression grave.
Aéfrie et Matias expliquèrent brièvement leur affrontement avec la créature. Arthol se pinça les lèvres, visiblement secoué. Il fit signe à ses hommes de prendre en charge le corps pour l'examiner et tenter d'identifier la victime.
« Merci, » murmura-t-il, le regard reconnaissant. « Vous avez fait ce que nous n'osions plus espérer. Mais hélas… trop tard pour lui. »
Il invita Aéfrie et Matias à entrer dans la caserne, leur proposant un bref repos. La jeune elfe refusa poliment, expliquant qu'elle avait besoin de calme. Arthol n'insista pas, devinant que le choc du combat et la vue du cadavre la hantaient déjà.
La nuit était tombée quand Aéfrie poussa la porte de l'Ogre Jongleur, fatiguée et couverte de poussière et de sang séché. Willington la salua d'un signe de tête, posant sur elle un regard à la fois inquiet et admiratif. Elle lui demanda un bain chaud, et il s'empressa de faire chauffer de l'eau, hochant la tête d'un air compatissant.
Quelques minutes plus tard, elle s'immergea dans la cuve en bois, sentant la chaleur de l'eau dissiper peu à peu la tension de ses muscles endoloris. Ses pensées la ramenèrent au combat : le rugissement de la bête, la peur dans les yeux de Matias, le corps inanimé de l'inconnu. Elle revit le moment où sa lame avait transpercé la gorge de l'animal, mettant fin à sa sauvagerie. Un frisson la parcourut, partagé entre la satisfaction d'avoir écarté un danger et le regret de n'avoir pu sauver la victime.
« C'est pour ça que je suis ici, » murmura-t-elle en fermant les yeux. « Pour empêcher que d'autres ne subissent le même sort. »
Dans le demi-sommeil qui la gagnait, Aéfrie se laissa aller à cette rêverie elfique qu'elle pratiquait en lieu et place du sommeil humain. Les images de sa forêt natale se superposèrent aux souvenirs de la bête terrassée, et elle se vit à nouveau adolescente, courant sous les frondaisons, l'arc à la main. Elle songea à Matias, si plein de vie et d'enthousiasme, malgré les horreurs qu'il venait de vivre. Pour lui, elle n'était pas simplement une aventurière : elle représentait un espoir, une sagesse ancestrale à laquelle se raccrocher. Pour elle, il incarnait la fougue de la jeunesse et l'humanité brute, si fragile et pourtant si courageuse.
Le temps s'égrena, l'eau tiédit, et elle émergea enfin de sa méditation. Elle se sentait un peu plus apaisée, même si la tristesse ne s'était pas entièrement estompée. S'extirpant de la cuve, elle s'enveloppa d'un linge, jeta un dernier regard au reflet de son visage dans l'eau frémissante et songea à la suite : d'autres disparitions, d'autres mystères, l'Anneau de Fer qui rôdait dans l'ombre…
Cette nuit-là, dans sa chambre de l'Ogre Jongleur, elle s'allongea en repensant à chaque instant du combat. Demain, elle aurait à répondre aux questions du capitaine Arthol, et peut-être irait-elle encore plus loin dans ces ténèbres qui engloutissaient Valbourg. Mais pour l'heure, elle laissa son esprit voguer dans la tranquillité de la nuit, se promettant de reprendre la lutte à l'aube suivante.